dimanche 26 avril 2015

FATOU DIOME après CHARLIE (MEDIAPART)


Fatou Diome, de nationalité franco-sénégalaise, vit à Strasbourg depuis son arrivée en France en 1994. Etudiante puis enseignante à l'université, elle est l'auteur de plusieurs romans. Elle livre à Mediapart son espoir après les attentats de janvier à Paris: « la société doit répondre par une détermination absolue à défendre la seule chose qui empêche la haine de prospérer : une réelle fraternité humaine ».


Il est 5h du matin. Cette nuit, je n’ai noirci aucune page ; les personnages de mon roman peuvent attendre ou aller se faire cuire un œuf. Depuis le 7 janvier, j’ai un rouet dans la tête, impossible de me concentrer pour écrire, je traîne mon blues, comme tout le monde. Mais, contre le blues, je n’ai jamais eu meilleur remède que l’écriture, j’ai donc pris ma plume pour sortir de l’effroi.
Après la tragédie survenue à Charlie Hebdo et l’unité instantanée qu’elle a suscitée, il est temps de réfléchir aux conditions d’une unité solide et durable. Comme Willem (cf. son dessin dans Libération du 14 janvier), je vois et redoute ces dragons qui menacent la société : islamophobie, jihadisme, antisémitisme, racisme, j’ajoute l’homophobie qui, encore récemment, crachait son feu.
On ne vaincra pas de tels dragons à coups de langue de bois et de diatribes partisanes, c’est pourquoi la parole relative à ces terribles événements ne peut être laissée aux politiques seuls. Le combat d’aujourd’hui doit engager tous les humanistes contre les extrémismes qui, religieux ou politiques, mènent au même précipice.
Galvanisés par notre émoi collectif, les tribuns du pire clament les thèses de leur idéologie nauséabonde, sorties de la naphtaline pour nous dresser les uns contre les autres. Ceux-là, si nous n’y prenons garde, parachèveront le dessein des terroristes : instiller la haine et la peur de l’autre, disloquer la société, la réduire en communautés antagonistes.
Les « salauds » viennent d’ailleurs, c’est tellement plus commode, on ne revendique pas un tueur comme un footballeur ou un médaillé olympique. Déjà l’extrême droite, avec sa berlue xénophobe habituelle, préconise un verrouillage des frontières. Si la France en venait à considérer le repli sur soi comme sa meilleure protection, elle ne ferait que se recroqueviller sur ses propres monstres, tout en renonçant aux valeurs qu’elle proclame et qui font son rayonnement à travers le monde.
Ce serait une grossière erreur, pire, une impardonnable paresse intellectuelle, de penser, comme le mouvement anti-musulman Pegida en Allemagne, que ce sont des « étrangers » qui importent l'extrémisme et attaquent l'Europe. Encore une fois, les mêmes grossières ficelles tissent le linceul de ce que nous avons de plus cher : la cohésion sociale. Les auteurs des massacres  – 17 victimes à Paris – sont nés ici, éduqués ici, radicalisés ici. Invoquer les origines de leurs parents pour s’en dissocier relève de l’hypocrisie ou du racisme. Qu’on arrête d’accoler systématiquement des particules géographiques aux Français non-blancs. Les descendants des naturalisés blancs échappent à cette assignation identitaire en une génération – et peuvent même devenir premier ministre ou président de la République –, mais les autres en font les frais sans limitation de durée. Daltoniens, certains seraient plus tolérants. Comme l’écrivait Sartre : « C’est le regard de l’autre qui fait de moi ce que je suis. » Or, un regard focalisé sur les apparences est vecteur de préjugés et renvoie l’autre à sa supposée différence. Un tel regard ne fraternise pas, il entraîne une répulsion réciproque. On est de nationalité française ou pas et, si on l’est, toute autre indication d’origine est rarement innocente. La France a accouché d’un monstre, c’est donc qu’il était bien en elle.
Au-delà du fondamentalisme religieux, que dit l’acte de ces fils de France qui ont tiré sur leurs compatriotes ? « Je ne suis pas des vôtres ! » Dans certaines écoles, l’attitude outrancière des élèves, qui ont refusé de respecter la minute de silence, ne dit pas autre chose. Je partage la désolation et le désarroi de mes amis professeurs, mais, après l’indignation, osons les bonnes questions, même douloureuses. C’est peut-être au prix d’une telle lucidité que nous désamorceront la bombe économico-culturelle des banlieues. Que pouvait-on espérer de tant d’années de ghettoïsation, de stigmatisation et de mépris ? Qui pose cette question se voit aussitôt accuser de donner dans la victimisation. Le fait est que l’égalité des chances, qu’on ne cesse de clamer, demeure une fiction et l’honnêteté ne peut ignorer ceux qui souffrent des inégalités. Sinon comment expliquer l’impossibilité du sentiment d’appartenance à la France qu’expriment certains jeunes ? Paradoxalement, l’orgueil identitaire est la dopamine de ceux qui ont une identité vacillante. Ceux-là, canalisés par des doctrinaires, découvrent une complicité, une forme de fraternité, un ancrage de substitution, dont ils revendiquent ensuite les idées et les codes, avec un zèle proportionnel à leur ressentiment à l’égard de la société qui les dédaigne. Ainsi, de vrais enfants d'Europe, qui ne se sentent pas reconnus comme tels, trouvent ailleurs une identité qui, instrumentalisée par des idéologues opportunistes, devient meurtrière.
Nous aurions tort, après ce qui s'est passé à Paris, de pointer des coupables extérieurs pour nous détourner des failles de notre système. Monsieur le Président Hollande, les recruteurs de jihadistes ont des alliés de taille pour radicaliser les jeunes : le racisme, les discriminations, le plafond de verre. Impunis ou peu punis, les délits racistes en appellent toujours d’autres et la trop fréquente indifférence des témoins ajoute à l’humiliation. Les témoins d’actes racistes qui ne réagissent pas sont complices et, si l’on veut vraiment lutter contre le racisme, ils devraient être condamnés au même titre que les personnes coupables de non assistance à personne en danger. Combien de victimes ne prennent même plus la peine de porter plainte ? Ceux-là, à l’évidence, se sentent abandonnés par la République. Plus la xénophobie monte en Europe, plus c'est facile pour les extrémistes religieux de recruter des âmes en peines. Et plus les jihadistes se manifestent, plus l'extrême droite se fortifie, le mouvement Pegida, ouvertement anti-musulman, en est une preuve. Les extrémismes se nourrissent réciproquement et sont alliés dans la destruction du respect mutuel, préalable à la fraternité. Lieu de convergence, l’école reflète les maux de la société.
Que notre ministre de l’éducation nationale brandisse immédiatement des mesures, c’est bienvenu, mais il serait illusoire d’attendre tout de l’école. Les professeurs donnent l’instruction, mais ne gardent pas les élèves 24h / 24, une part non négligeable de l’éducation du citoyen de demain se passe donc à la maison. Liberté, égalité, fraternité ; laïcité et liberté d’expression, soit ! Mais, dans ces familles qui vivent dans la précarité, à la lisière des villes, de quelle crédibilité disposent les parents, lorsqu’il s’agit d’apprendre à leurs enfants les valeurs d’une République qui les laisse à sa marge ? Difficile d’inculquer à ses enfants le respect des dites valeurs, quand leur quotidien en est le démenti permanent. Tout apprentissage comporte une part de mimétisme, on n’imite pas quelqu’un en qui l’on ne se reconnaît pas. Dans les banlieues, certains élèves ont le sentiment de ne pas appartenir au même monde que leurs professeurs. Pas besoin d’experts psy pour affirmer que la misère et la frustration, parce qu’elles favorisent la rupture avec la société, font le lit des radicalisations de toutes sortes. S’il faut des mesures sécuritaires pour contrer les répercussions des conflits extérieurs, il est tout aussi urgent d’agir pour une réelle intégration économique et culturelle des quartiers défavorisés.
L'Europe doit mieux s'occuper de ses enfants, de tous ses enfants, car ce sont eux que les extrémistes utilisent et utiliseront pour la frapper au cœur, justement parce que des nationaux passeront toujours les mailles de sécurité mieux que des éléments exogènes.  
Le discours pavlovien de l’extrême droite sur les frontières est d’autant plus fallacieux qu'Internet offre une tribune planétaire aux prédicateurs de tout poil. À moins de piétiner la liberté d’expression qu’on dit chérir, personne ne peut empêcher que certains jeunes, en manque de repères et en quête d’idéal, accèdent aux prêches de gourous qui n’ont plus besoin d’un visa pour les atteindre. Que les décideurs agissent, mais leurs actions ne porteront des fruits que si chacun d’entre nous s’approprie les valeurs proclamées ; celles-ci doivent s’appliquer à tous et pour tous, sinon elles se dévitalisent.
Mon sage grand-père pêcheur me disait toujours que survivre au naufrage renforce les compétences en navigation. Espérons que l’élan suscité par le drame de Charlie Hebdo ne laisse pas les bonnes résolutions en rade. L’électrochoc passé, il serait coupable d’abandonner le terrain aux propagateurs d’idéologies mortifères. 128 actes islamophobes en quelques jours, leurs auteurs n’attendaient qu’un bon prétexte pour agir ainsi. Aux chercheurs de bouc émissaire, la société doit répondre par une détermination absolue à défendre la seule chose qui empêche la haine de prospérer : une réelle fraternité humaine.  Nous savons combien la routine est sournoise et oublie vite le lyrisme des belles déclarations, la vigilance ne sera donc pas de trop.


FATOU DIOME, MERCI ! (à propos du naufrage des migrants)

elle dit ....

http://blogs.mediapart.fr/blog/pascal-maillard/260415/naufrage-des-migrants-fatou-diome-denonce-lhypocrisie-europeenne
​​

Nourriture du jour

Ne rends pas "l'extérieur" responsable de tes propres doutes et faiblesses !

Ecrit d'un inconnu ....



samedi 18 avril 2015

Un attitude face à la vie


Savoir ce qu'on ne veut pas faire ou vivre

(au lieu du classique "savoir ce qu'on veut")

et faire au mieux avec ce qui est.

subtile différence, au niveau de l'acceptation et la prise de responsabilité.


mercredi 15 avril 2015

Ramasser, seul, des déchets au bord d’une rivière n’est pas vain

15 avril 2015 (le Monde)


C'est l'histoire d'un citoyen Néerlandais lambda qui avait décidé "de faire quelque chose". Trop attristé par les monceaux de déchets en plastique qui jonchaient la berge de la rivière devant laquelle il passait chaque matin à vélo, l'homme décide de s'armer d'une pince à déchets, de gants, d'un sac-poubelle, de commencer à nettoyer la rive et de tout  documenter avec des images mises au fur et à mesure sur le site Imgur.
L'histoire du citoyen anonyme qui avait décidé de nettoyer la berge d'une rivière de ses déchets (Imgur)
L'histoire du citoyen anonyme qui avait décidé de nettoyer la berge d'une rivière de ses déchets (Imgur)
Constatant qu'il ne lui fallait pas plus d'une demi-heure pour remplir un sac-poubelle, soit autant de temps qu'il passait à se morfondre de la situation, l'homme, qui restera anonyme, se promet de renouveler l'opération chaque jour où il passera devant la rivière. Pour ne pas risquer d'arriver trop en retard au travail, il avance son réveil d'une demi-heure.
Cette action citoyenne, bénévole et anonyme lui vaut rapidement des félicitations, sur les réseaux sociaux (plus de 1 000 commentaires globalement élogieux sur Imgur, ce qui est beaucoup), mais aussi de la part d'autres cyclistes, qui s'arrêtent pour l'encourager. Un ami vient même régulièrement lui donner un coup de main. Au bout de six jours, la rive ne ressemble plus à la décharge improvisée qu'elle avait été :
I did a thing (Imgur)
I did a thing (Imgur)
Malgré les progrès visibles et gratifiants, la démotivation se fait parfois sentir. Les doutes, aussi : "Quel est l'intérêt de remplir de plastiques des sacs eux aussi en plastique, qui mettront 400 ans pour être détruits ?", s'interroge, en substance, l'intéressé.
Sa mission terminée, notre discret héros espère avoir réussi à faire des émules. L'idée : que chacun accepte de remplir un sac poubelle de déchets chaque année :
"Cela prend seulement trente minutes, ça fait une vraie différence, et vous serez surpris de constater à quel point vous vous sentez bien après.".
Avant-après :
I did a thing (Imgur)
I did a thing (Imgur)
Et de conclure : "Merci de m'avoir lu, et au lieu d'un chat, je vous offre cela : un foulque eurasien. Il a construit son nid à l'endroit que j'ai nettoyé".
3

jeudi 2 avril 2015

Réflexions lacaniennes sur le djihadisme (MEDIAPART 1-4-15)

intéressant à lire


Le djihadisme est devenu un symptôme occidental. Le symptôme est le signe de ce qui ne va pas dans le réel. Que signifie le djihadisme de nos jeunes ? Que manifeste-t-il de « ce qui ne va pas dans le réel » ? De quoi est-il le nom ?



            L’auteur, Réginald Blanchet, exerce la psychanalyse à Athènes depuis 1998. Il est ancien président de la Société hellénique de la New Lacanian School, et membre de l’Association mondiale de psychanalyse. Né à Port-au-Prince en Haïti, il a fait ses études à Paris en philosophie, sociologie et psychanalyse ; DESS en psychologie clinique, Rennes II ; licence de Grec moderne, Institut des Langues Orientales.
EMERGENCES DJIHADISTES
par Réginald Blanchet
L’actualité nous le rappelle : le djihadisme est devenu un symptôme occidental. Le symptôme est le signe de ce qui ne va pas dans le réel. Plus exactement, il fait signe de l’irruption dans l’ordre symbolique d’un réel « sans loi ». C’est ainsi que peuvent s’interpréter les tueries qui ont été perpétrées encore tout récemment à Paris et à Copenhague ou à Tunis. Elles ont été, pour les premières, le fait de jeunes européens qui entendaient agir au nom de Al Qaeda et de l’État Islamique. Que signifie le djihadisme de nos jeunes ? Que manifeste-t-il de « ce qui ne va pas dans le réel » ? De quoi est-il le nom ?
DESAFFILIES
Pour le sociologue Farhad Khosrokhavar les tueries du jeune djihadiste européen sont l’aboutissement d’une trajectoire personnelle. Or, il apparaît que cette trajectoire est caractéristique. Le sociologue la décrit ainsi : « On pourrait pratiquement dresser le portrait-robot du djihadiste maison [français] : ils sont presque tous des jeunes au passé délinquant, ayant commis des actes de vol ou de trafic; ils ont presque tous connu une période d’emprisonnement, quasiment tous étaient désislamisés et sont devenus musulmans « born again » ou convertis djihadistes sous l’influence d’un gourou, des copains ou à partir de leurs lectures sur Internet ; enfin, ils ont tous fait le voyage initiatique dans un pays du Moyen-Orient ou des zones de guerre (Irak, Syrie, Afghanistan, Pakistan …). Le quadrilatère délinquance, prison, voyage guerrier et islamisation radicale les caractérise quasiment tous. »[1]
            Retenons la caractéristique majeure de ce profil : le jeune djihadiste français est un « désaffilié ». Entendons qu’il n’est pas intégré dans l’ordre social, voire qu’il en est exclu. Le fait qu’il soit jeune est déjà significatif en soi, la jeunesse étant au premier chef la catégorie de la population qui n’a pas encore fait sa place dans la vie.[2] Le jeune djihadiste appartient aussi aux classes populaires déstabilisées par la crise économique. Elles en souffrent particulièrement. Il fait partie de la deuxième génération d’immigrés en provenance du Maghreb, celle qui est née en France et qui n’a pas de rapports étroits avec le pays d’origine de ses parents dont souvent il ne parle pas la langue, ni ne pratique la religion. Il partage en revanche cette sous-culture propre aux jeunes des banlieues des mégapoles, qui se définit en opposition avec les codes de la culture dominante, voire de la légalité. C’est dire que ces jeunes ont un vif sentiment de leur ségrégation. A ce titre, ils sont les produits d’une caractéristique majeure de nos sociétés occidentales : elles sont fondées sur l’exclusion d’une part importante de leurs populations.
            Il convient ici de noter la nouveauté. Le capitalisme contemporain ne fait pas qu’exploiter ou opprimer. Il produit un homme nouveau : « l’homme jetable ». Ce ne sont plus seulement des objets qui sont consommés, ce sont les hommes eux-mêmes. Ils entrent dans la vie économique comme un de ses éléments, et en sont rejetés dès lors qu’ils ne servent à rien, comme des déchets. Nos civilisations sont en effet des civilisations du déchet. « Les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, des ‘restes’ ».[3] Nos jeunes aspirants au djihad en ont le sentiment très vif. Ils sont à la fois les produits et les témoins de la nouvelle donne civilisationnelle du capitalisme tardif. C’est leur ségrégation qu’ils agissent lorsqu’ils se mettent au ban de la société et vivent de l’illégalisme. Leurs pratiques délinquantes se manifestent comme autant d’actes d’insoumission au sort qui leur est fait et qu’ils rejettent.
            La trajectoire de Khaled Kelkal (1971-1995) est à cet égard paradigmatique. Enfant de famille nombreuse, d’origine algérienne, vivant à Vaulx-en-Velin, banlieue pauvre de Lyon, il est le seul, avec sa sœur, à faire des études secondaires. Tout va pour le mieux jusqu’au collège. Il se retrouve avec des camarades d’ascendance magrhébine comme lui. L’ambiance est bonne, « on rigole bien, mais on travaille ». « On a la même mentalité ». « Les professeurs nous connaissent ».[4] Les choses basculent au lycée oû il se retrouve le seul « Arabe » de la classe fréquentée en majorité par des « Français de souche » bien lotis. Le cœur n’y est plus. Il est envahi par le sentiment de « n’être plus à sa place ». Plus exactement, comprend-on, il ressent de plus en plus durement que sa place est ailleurs. Il n’appartient pas à ce monde, il en est le paria. C’est alors qu’il décroche. Il désinvestit les études et se met à « traîner avec les gars de la zone », à se conduire comme eux et à voler. Autant dire qu’il rejoint une autre communauté, celle des exclus auxquels il sait appartenir, celle des illégaux qui s’assument comme tels face à la bonne société qui les stigmatise et les rejette.
HOMO SACER
La prison va être le lieu de la rupture avec ladite société. La rupture ne sera pas seulement totale, elle sera violente et définitive. Elle sera consommée dans le passage du petit délinquant de quartier au « combattant djihadiste » porteur d’une nouvelle identité autrement respectable. C’est, en effet, en prison qu’à l’instar de tous les jeunes djihadistes européens, il rencontre le discours djihadiste et y adhère. La rencontre est avant tout celle d’un mentor, imam peu ou prou auto-proclamé, supposé dépositaire d’un savoir. Le savoir est celui supposé inscrit dans le Livre Sacré, un savoir sacré donc, un savoir qui légitime l’engagement djihadiste qu’il commande et qu’il sacralise. C’est de cette opération de sacralisation de la condition de paria dont la prison va être le foyer. Cette sacralisation va transformer le paria en rédempteur de l’oumma, la communauté musulmane. Il sera intronisé comme le combattant qui affronte l’ennemi par excellence de l’islam, défini comme « hérétique » ou comme « impie ». Dès lors l’homo sacer (Agamben), incarnation de l’abjection inexpiable, et impropre, à ce titre, au sacrifice offert aux dieux se transforme en l’objet parfait du sacrifice qui agrée aux dieux. Le déchet de la société se trouve transformé en objet glorieux du sacrifice rédempteur de la communauté des proscrits.
            Mais la modalité de la rédemption ici n’est pas de facture positive. Elle se définit comme négative, c’est-à-dire visant à l’élimination radicale de l’Autre, de l’impie, de celui qui n’observe pas strictement les commandements de la charia, interprétée comme code de conduite d’un sujet purement religieux, d’un code de conduite de pureté absolue. Elimination radicale veut dire ici élimination physique, commandement de tuer. Ainsi donc c’est l’acte de tuer, voire la tuerie comme telle, qui se trouve sacralisée dans la conversion au djihad. C’est là l’efficace de la référence djihadiste à l’islam, c’est-à-dire au salafisme. Le salafisme dans son interprétation djihadiste ne ressortit plus tant à une pratique religieuse qu’à une « revendication d’une identité politico-religieuse totalitaire. »[5]Soit on est musulman comme les djihadistes l’entendent soit on mérite de mourir. Par voie de conséquence le devoir du combattant djihadiste est de tuer : tuer l’impie, tuer l’Occident qui est le foyer de la persécution planétaire dont pâtit l’oumma.
            La version djihadiste du salafisme est tout le contraire de son interprétation quiétiste. C’est dire que le fondamentalisme musulman n’a pas forcément partie liée avec le djihadisme. On peut être salafiste sans que cela implique d’endosser les positions djihadistes. Ceci est confirmé par l’observation. Farhad Khosrokhavar le note : « Souvent la radicalisation précède l’islamisation. C’est en prison que l’on approfondit la version de l’islam radical en prenant langue avec les détenus qui sont des imams auto-proclamés et qui affirment que l’islam, c’est le djihad dans le sens de la guerre ouverte contre les ‘hérétiques’.»[6] La guerre ici n’est que la figure discursive de la volonté de tuer et d’être tué, et l’islamisme radical, le salafisme, la rhétorique d’une jouissance apocalyptique. Volonté de néant donc, nihilisme subjectif, le jeune djihadiste atteint à son accomplissement dans la mort. Mort donnée, et mort qu’il se donne. N’était-ce pas le mot de la fin vociféré par Mohamed Mehra aux gendarmes qui l’encerclaient, armes aux poings, qu’il préfère la mort à tout ?
HEROS SANGUINAIRES
Mais par-delà le désir de mort et la jouissance nihiliste il est un autre aspect de la tuerie djihadiste qui lui donne sa véritable portée subjective. Celui qui tue revêt la guise de l’objet terrifiant. Les mises en scène des exécutions djihadistes diffusées sur les media du monde entier, soigneusement mises au point de sorte qu’elles attestent du monstrueux absolu visent un seul objectif : celui de tétaniser le spectateur que nous sommes, de le transir d’effroi, bref de provoquer en lui cette angoisse qui pourrait être aussi le signe de son émoi voire de son excitation inconsciente. Le tueur jouit par avance de la terreur qu’il inspire à l’Autre. Il jouit de cet effet de la violence crue, celle qui déshumanise la victime, la ravale au rang de l’animal que l’on égorge. Le sang versé dit l’objet qui fait la jouissance du tueur : il est avide de sang. C’est ce que témoigne « la fascination pour la violence crue » que constate le sociologue chez nombre de candidats au djihad.
            Mais en tant qu’exécuteur de la sentence divine, il se fait un nom, un nom de héros. La médiatisation à outrance des actions terroristes par leurs auteurs eux-mêmes dit bien la dimension de la renommée qu’ils revendiquent. Merah portait une caméra au cou, apprend-on, afin de se filmer en train d’exécuter ses victimes. De même les frères Kouachi et Coulibaly ont tenté de se faire filmer. Autrement dit, se faire reconnaître comme un héros, voire comme le héros qui s’égale à l’horreur sainte qu’il incarne, telle est la signature de l’acte qui est commis, et sa portée sinon sa visée. De petit minable anonyme de banlieue qu’il était le jeune délinquant, mal dans sa peau et mis au rebut de la société, fait ainsi son entrée grandiose et sans retour dans l’Histoire sous les espèces du héros négatif à l’aura indélébile. Il a gagné l’éternité. Mais c’est dans la guise de l’objet a ou du « fétiche noir » (Lacan) qu’il est devenu à jamais.
PLUS-DE-JOUIR D’UN SURMOI HYPER-REPRESSIF
Produit d’une société ségrégative, d’un capitalisme consumériste qui le place en position d’objet jetable à tout moment, c’est encore comme symptôme d’une civilisation dénuée désormais de transcendance qu’émerge le jeune djihadiste. Car il convient de distinguer, nous avertissent les observateurs, un deuxième groupe d’aspirants au djihadisme. Il n’assemble plus les laissés pour compte de la société. Ceux qui le composent ne sont pas passés par la prison. Ils ne sont pas forcément d’ascendance immigrée. Ils appartiennent aux classes moyennes parfaitement intégrées dans la société et ne participent pas de l’habitus délinquant. Comment dès lors comprendre leur adhésion au djihadisme ? Ici l’aspect de décision personnelle est sans doute nettement plus manifeste. Elle n’est pas moindre, toutefois, dans le cas des « désaffiliés ». On notera en effet que l’option djihadiste ne concerne qu’une infime minorité de jeunes Français. On estime leur nombre à quelques 1000 – 1500 individus, pour 50000 salafistes. De même on compterait quelques 3000 Européens en Syrie, alors que CIA estime à quelques 16000 combattants étrangers parmi les 30000 que compterait l’Etat Islamique en Irak et en Syrie[7]. La modicité de ces chiffres eu égard aux plusieurs dizaines de millions de musulmans de par le monde montreraient à eux seuls, s’il en était besoin, combien l’adhésion au djihad n’est pas l’effet de la croyance religieuse musulmane, qu’elle relève de la décision personnelle d’adhérer à ce discours de nature totalitaire qui s’en autorise.
            C’est bien ce que montre la composition du second groupe de jeunes djihadistes qui rêvent d’un « djihadisme soi-disant bienveillant ». Au modèle classique des désaffiliés, explique le chercheur, « s’en juxtapose un autre depuis la guerre civile en Syrie à partir de 2013. Ce sont des jeunes de classes moyennes, de plus en plus des adolescents attardés, des convertis de presque toutes les religions, chrétiens, juifs, bouddhistes…, mais aussi de jeunes filles de bonne famille qui vont joindre la horde des prétendants au djihad exacerbé. Eux n’ont pas la haine de la société, ni n’ont intériorisé l’ostracisme dont la société a accablé les jeunes des banlieues, ils ne vivent pas non plus le drame d’une victimisation qui noircit la vie. Mais alors qu’est-ce qui les motive ? Chez eux sévit une dimension anti-Mai 68 : les jeunes d’alors cherchaient l’intensification des plaisirs dans l’infini du désir sexuel reconquis ; désormais, on cherche à cadrer les désirs et à s’imposer, par le biais d’un islamisme rigoriste, des restrictions qui vous ennoblissent à vos propres yeux. On cherchait à se libérer des restrictions et des hiérarchies indues, désormais, on en réclame ardemment, on veut des normes, on y aspire et on les sacralise. »  Et encore : « l’islamisme radical réhabilite une version distordue de patriarcat sacralisé en référence à Dieu », et « le voyage initiatique [en Syrie] est une quête de pureté dans l’affrontement de la mort au nom du martyre ». Quant à elles, « les jeunes filles entendent chercher leur amoureux parmi ceux qui acceptent de mourir », [8] comme la compagne de Coulibaly, le tueur de l’hypermarché cascher de la Porte de Vincennes à Paris, nous a donné tout récemment l’exemple.
            Bref, on ne saurait être plus clair : il s’agit ici d’une demande de normativité hyper-répressive. Il n’est pas déplacé d’y percevoir en acte ce que Lacan a épinglé comme « la figure obscène et féroce du surmoi ». Il est commandement de jouir, de jouir de l’excès comme tel, du plus-de-jouir que l’on récupère d’une soumission extravagante à la Loi réduite à un énoncé sans énonciation. Le dualisme du licite et de l’illicite, du hallal et du haram, auquel se soumet la vie du croyant djihadiste réduit celle-ci à une pure culture de la pulsion de mort.
            C’est celle même que l’on voit aujourd’hui s’exercer dans la folie destructrice qui s’en prend à l’art, comme en attestent les massacres perpétrés à Paris, à Copenhague et à Tunis, mais aussi les saccages des monuments historiques de valeur inestimable qui ont eu lieu en Irak et à Tombouctou. La logique est imparable : l’œuvre d’art colonise le vide de das Ding (Lacan), le lieu vide de la jouissance absolue ; le pur religieux tente de le forcer. C’est en quoi il est puissance de mort, et sa politique une politique fondée sur le plus-de-jouir mortifère.
            Le djihadisme n’est autre que le discours qui met cette guise de l’objet a en position de commandement. C’est sa réponse à la crise de la civilisation.                            
Athènes, le 27 mars 2015
Paru sur lacanquotidien.fr

[1] « Des jeunes radicalisés qui se rêvent en héros négatifs », Le Monde, 10 janvier 2015.
2 Il est remarquable que les personnes enrôlées dans le djihad sont des jeunes de moins de 21 ans pour les deux tiers d’entre eux (les 21-28 ans représentant 37%, les 15-18 ans, 20%). (Cf le Rapport du Centre de Prévention contre les Dérives Sectaires liées à l’Islam en date du mois de décembre 2014 relatif à la radicalisation islamiste des jeunes).
3 Selon les termes éloquents  du pape François lui-même dans son « Exhortation Apostolique Evangelii Gaudium » donnée à Rome le 24 novembre 2014.
Le Monde, « Dossier Khaled Kelkal ».
5 Conesa Pierre, « Quelle politique de contre-radicalisation en France ? », Rapport remis à la Fondation d’aide aux victimes du terrorisme, décembre 2014, cité par Soren Seelow, Le Monde, 20 janvier 2015.
6 Farhad Khosrokhavar, « Ces jeunes qui se radicalisent », inLaïcité-Revue de presse, en ligne.
7 Perrin Jean-Pierre, « Entre Al-Qaeda et l’EI, surenchère de la terreur », Libération, 15 janvier 2015. Voir aussi Soren Seelow, « Les nouveaux chiffres de la radicalisation », Le Monde du 26 mars 2015.
8 Farhad Khosrokhavar, « Des jeunes radicalisés qui se rêvent en héros négatifs », Le Monde, 10 janvier 2015.