lundi 13 juin 2016

S’interroger sur la civilisation par le biais de la nourriture

Extrait :

la Sitopie idéale (décrite dans le livre comme la ville imaginaire de Dongtan, en Chine) consiste en une campagne vivante, habitée, variée où les gens vont pour acheter de bons produits tout autant que pour se rencontrer.

Pourquoi les villes, comme les hommes, sont ce qu’elles mangent ?


Extrait de l’allégorie du bon gouvernement, par Ambrogio Lorenzetti – Sienne, 1338
L’alimentation détient une une extraordinaire capacité à transformer non seulement les paysages, mais aussi les structures politiques, les espaces publics, les relations sociales, les villes. Telle est, en substance, la thèse défendue par l’architecte britannique Carolyn Steel, anciennement enseignante-chercheuse à la London School of Economics et à l’université de Cambridge, qui était de passage sur Paris cette semaine à l’occasion de la traduction en français de son ouvrage Hungry City (Ville Affamée, Comment l’alimentation façonne nos vies,Ed. Rue de l’Echiquier, Collection Initiales DD, 447 pages). Décryptage.

« Nous dépendons autant de la nature que nos ancêtres »

S’interroger sur la civilisation par le biais de la nourriture. Si cela semble évident au premier abord, force est de constater qu’aucune discipline ne s’attèle véritablement à cette question fondamentale. Et là demeure l’originalité de cet ouvrage qui offre à l’urbanisme, à l’économie, l’ingénierie, la sociologie, la politique et l’histoire un langage commun pour parler de la ville. « La nourriture rallie de manière complexe et désordonnée les problèmes d’urbanisation, de capitalisme, de géopolitique, de pic pétrolier, de faim, de réchauffement climatique.. », rappelle ainsi l’architecte.
Carolyn Steel le 8 juin à Paris – Photo : @SoAnn
Pas moins de sept années de recherches intenses ont été nécessaires pour l’écrire. Pour cause : Carolyn Steel allie à la rigueur de ses recherches l’intensité d’un récit qui aborde, tour à tour, nos modes de cultures et de transport des denrées alimentaires avant de s’intéresser à la façon dont nous achetons nos aliments, dont nous les cuisinons, les mangeons et nous débarrassons des déchets et des restes. « J’ai commencé à écrire en 2000 : en tant qu’architecte, j’étudiais les villes et leur design mais restais insatisfaite de la façon dont l’architecture était enseignée, sans prendre en compte les usages. Et comme l’histoire de l’alimentation m’a toujours passionnée, j’ai trouvé là une formidable grille de compréhension de nos civilisations » explique l’auteure, pleine d’entrain.
Pour elle, l’un des premiers problèmes des villes est de produire assez de nourriture. Puis de la transporter, et ensuite de la stocker… autant de problématiques qui sont réglées par les quelques firmes qui dirigent l’agri-business dans les pays développés, mais restent difficiles dans les villes en développement. « Nous vivons une sorte de dissonance cognitive, sans savoir quel est le coût exact de l’alimentation » regrette celle qui souligne également le manque de reconnaissance que nous avons envers ceux qui produisent notre nourriture. « La ville est une entité organique liée au monde naturel par son appétit et nous devons remettre en question les liens entre la ville et la campagne » insiste-t-elle encore en soulignant que « si nous vivons dans des villes depuis plusieurs milliers d’années, nous n’en restons pas moins des animaux ».
En scrutant l’histoire, Carolyn Steel plonge dans les modes de développement des premières cités sumériennes, de Jericho à Uruk en passant par Çatalhöyük (en Anatolie) afin de montrer comment furent ainsi érigées les règles de base de la civilisation urbaine. Avec le temps, l’évolution de l’énergie et des modes de transports, les villes se sont largement développées au point de consommer aujourd’hui 75% des ressources alimentaires et énergétiques de la planète. « Coupés de la terre comme jamais auparavant, les citadins commencèrent à dissocier la nourriture de l’idée même de nature » explique l’architecte. En externalisant le vrai coût de l’alimentation industrielle, nous avons créé l’illusion des prix bas et nous sommes distanciés de ce qui pourtant reste essentiel dans nos vies.

Faire de la nourriture un enjeu politique

S’il est passionnant de suivre le raisonnement de l’auteure, il est encore plus instructif de la suivre dans les descriptions qu’elle donne de nos modes d’approvisionnement actuels, ou de la manière dont nous avons perdu le lien avec des pratiques qui, pendant des siècles, ont occupé notre quotidien. Elle s’appuie surtout sur l’ensemble des données amassées pour nous inciter à nous interroger différemment : « au lieu de nous demander comment nous mangerons à l’avenir, nous devrions nous interroger sur la manière dont nous mangeons maintenant » dit-elle en insistant, par exemple, sur le fait que la Grande Bretagne dépense actuellement de l’argent pour une campagne attrayante, mais pas pour une alimentation locale.
Entre les lignes se dessine alors une portée plus politique. Du détail de la quête alimentaire romaine (la carte ci-dessous montre que l’Empire Romain s’est aussi bâti sur un fort souci d’approvisionnement alimentaire) en passant par l’évolution de l’espace public, Carolyne Steel regrette que les politiques se soient totalement défaits de la question. L’industrialisation de la filière alimentaire a progressivement retiré aux dirigeants la suprématie qui était la leur en matière de gestion alimentaire. « Contrôler l’alimentation donne du pouvoir, il est donc très difficile pour les politiciens d’admettre qu’ils ne la contrôlent plus vraiment. C’est aussi un sujet très personnel et quasi-émotionnel tant les gens détestent qu’on leur dise quoi manger… ce qui explique le manque d’empressement à gérer une crise comme celle de l’obésité » déplore l’auteure, pour qui « la bataille  alimentaire ne concerne pas seulement ce que nous mangeons, elle concerne la société elle-même. La vie publique est le liant social des villes; l’espace public en est l’expression physique. Sans eux, la société urbaine – la civilisation même – est fatalement affaiblie ».
Les kilomètres alimentaires nécessaire pour approvisionner la Rome Antique – Carte issue du livre

De l’utopie à la sitopie

Comment faire évoluer le système, dans ces conditions ? Comment limiter l’exploitation du vivant, l’usage d’intrants chimiques, la tentation du manger-toujours-moins-cher ? En montrant quels sont les ingrédients qui participent d’une « bonne vie », d’après Carolyn Steel. Bien consciente des 80% des terriens qui habiteront les villes en 2050, l’auteure en vient même à développer le concept de Sitopie, basé sur un premier constat simple : « le but des différentes utopies est souvent identique : rapprocher l’homme de la nature, fusionner la ville et la campagne, partager le travail, renforcer le sentiment d’appartenance communautaire. On peut dire la même chose de ce qu’elles rejettent : les conurbations tentaculaires, la mondialisation, la concentration des richesses, l’asservissement. Les réflexions sur le style de vie qui pourrait assurer notre bonheur sont nombreuses, mais pourquoi alors sommes nous partis dans la direction opposée ? » interroge-t-elle en précisant que « le problème réside dans la nature même de l’utopie. Si elle est un « bon lieu », elle est aussi « aucun lieu » car le monde réel ne peut jamais être parfait. »
D’où la notion de Sitopie (du grec ancen sitos, la nourriture) et de « villes sitopiques » dans lesquelles les réseaux alimentaires ensemenceraient la cité.  Carolyn Steel interroge ainsi : « et si nous utilisions la nourriture pour reconnaître que si l’atmosphère est ce que nous respirons, la sitosphère  est le milieu dans lequel nous vivons ? Au lieu de saccager la planète pour produire nos aliments, nous devons planifier comment nous allons nous nourrir pour ne pas la saccager « . La Sitopie serait ainsi conçue comme un espace où la nourriture retrouve sa vraie valeur. La France, en ce sens, est une meilleure Sitopie que les Etats-Unis, le Royaume Uni ou les Pays Bas ou le Mexique. Sachant que la Sitopie idéale (décrite dans le livre comme la ville imaginaire de Dongtan, en Chine) consiste en une campagne vivante, habitée, variée où les gens vont pour acheter de bons produits tout autant que pour se rencontrer. De nombreuses petites boutiques indépendantes et de nombreux restaurants s’y sont développés. Et la ville elle-même est productive, avec une multitude de jardins partagés, des composteurs de partout, des liens permanents entretenus entre la ville est l’arrière pays…
Tout s’y passerait un peu comme sur le chef d’oeuvre de Lorenzetti (image en Une reproduite ci-dessous dans son intégralité), avec une gouvernance permettant une symbiose permanente entre la ville et sa campagne. Actuellement, la ville d’Almere, aux Pays Bas, serait l’un de plus beaux exemples de Sitopie. Conçue par MVRDV, la région d’Oosterwald est un nouveau modèle où la ville intègre du départ les rythmes de vie, de travail et de culture…
L’allégorie du bon gouvernement, par Ambrogio Lorenzetti – Sienne, 1338
In fine, conclut l’auteure, nous ne manquons pas tant aujourd’hui de technologie que de philosophie… N’est-t-il pas ?

Lu dans alternative blog LE MONDE LE 13-06-2016

WIKIPEDIA
l'Allégorie du Bon Gouvernement, dans la Ville et à la Campagne (WIKIPEDIA)

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