lundi 31 décembre 2012

Une histoire ordinaire, écrit par une jeune journaliste ou presque

Les invisibles de la Bastille

C'est une histoire ordinaire. Une sale histoire de misère et de solitude. Elle se passe à la Bastille, à Paris. Cela pourrait être un autre quartier, une autre ville. Les personnages s'appellent Ianis et Larissa. Ils pourraient porter d'autres noms.
Ils vivent dans la rue. Assis sur le sol, à hauteur des poussettes et des chiens. Pour les autres, tous les autres, ils n'existent pas. Ils sont invisibles. Tout juste génèrent-ils un soupir - agacé ou désolé - parfois une pièce, un sandwich. Ils sont Roumains. Souvent Roms, pas toujours. Ils ne sont pas de ceux qui plantent des tentes le long du canal Saint-Martin. Qui émeuvent les foules. Leur misère est silencieuse, quotidienne, anonyme. Terriblement banale.
J'ai rencontré Larissa un samedi soir. Rue de la Roquette, à coté de la place de la Bastille. Rue de bars et de fêtards. Rue de misère ordinaire. Larissa était assise par terre, à quelques mètres d'un petit supermarché. A côté d'elle, deux enfants jouaient, apparemment indifférents au froid, au bruit et aux passants qui ne se retournent plus. Le plus jeune s'appelle Ianis, presque encore un bébé. Son regard est timide, mais, en quelques minutes,  il devient un enfant rieur au sourire lumineux. Je n'ai pas saisi le prénom de son grand frère.
Ce soir-là, Larissa et ses enfants dormaient appuyés contre le système de ventilation de la supérette, pour profiter de l'air chaud. Ainsi, ils n'ont pas trop froid, m'explique-t-elle, tandis que dans la rue défilent les Parisiens emmitouflés. Je parle mal roumain, son français est pire encore, mais nous parvenons à nous comprendre. Avec deux amies, nous allons au supermarché faire des courses pour Larissa. Du basique. Eau, pain, bananes, gâteaux. Une manière comme une autre d'aider. Une manière aussi de s'acheter une bonne conscience, peut-être.
Les paquets font plaisir à Larissa. Elle donne de l'eau à ses enfants, boit avidement. Mais surtout, elle semble heureuse de parler. Étonnée d'entendre sa langue natale. Elle croit d'abord que je suis Roumaine, moi aussi. Découvre vite que ce n'est pas le cas. Mais, même approximative, notre conversation semble lui faire plaisir.
À quoi bon apprendre le roumain, m'a-t-on raillée récemment, " tu veux parler aux petits mendiants de Paris peut-être?" Il faut dire qu'à la capitale, les Roumains ne sont pas aimés. Faites l'expérience de prononcer le mot "roumain" dans le métro. Hostilité et paranoïa, au mieux pitié. Le racisme envers les Roumains et les Roms est devenu ordinaire, on ne s'en cache pas. Ce racisme-là est un peu comme l'antisémitisme d'il y a un siècle: il ne choque pas tant que ça.
Je suis revenue voir Larissa. Elle n'était plus au même endroit. À la place j'ai rencontré sa sœur. Puis j'ai rencontré Marissa. Elle s'abrittait de la pluie sous l'auvent d'une banque, son petit garçon endormi sur ses genoux. Elle m'a demandé des couches - "numéro cinq" - pour son enfant, qui n'avait pas été changé depuis deux jours. Dans la supérette, j'ai acheté un chocolat chaud. "C'est bien triste", m'a dit le vigile, quand il a su à qui mes courses hétéroclites étaient destinées. "Avant, on leur donnait des invendus, mais plus maintenant: des bagarres éclataient entre eux".
Le temps de traverser la rue, la pluie battante m'avait transformée en serpillière. Marissa m'a proposé de m'abriter un instant auprès d'elle, partageant son auvent avec le même sourire que si elle m'invitait à passer au salon. Dans son visage rond et pâle, son sourire a fait l'effet d'un soleil. À quelques pas, un groupe de jeunes se protégaient de la pluie, bavardant iPhone et plans de soirée sans un regard pour elle. Un peu plus loin, un homme urinait dans la rue. Il s'est retourné, exhibant son sexe en hurlant. Marissa a grimacé. Puis m'a demandé si j'avais des enfants, et ma réponse négative a eu l'air de la surprendre. Elle m'a raconté venir du sud de la Roumanie, cela fait déjà "quelques temps" qu'elle est à Paris.
J'ai quitté l'auvent de Marissa quand la pluie faiblissait. Sur le chemin du métro, les derniers badauds chargés de paquets de Noël se pressaient. Il fait froid, il fait nuit. Nuit de promesses pour les fêtards. Nuit ordinaire pour les invisibles. Au milieu de la place de la Bastille, au sommet de la Colonne de Juillet, se dresse le Génie de la Liberté. Liberté, égalité, fraternité. Paris est plein d'ironie.

À propos de emiliennemalfatto

J'ai 23 ans, j'étudie le journalisme à Sciences Po Paris. J'aime parler aux gens, les photographier, les voyages, quand l'avion décolle, sourire aux bébés dans les bus, cuisiner trois gâteaux d'un coup, les manger, marcher dans la forêt en automne quand ça sent les champignons, la Méditerranée, conduire un scooter, apprendre des langues, baragouiner trois mots d'une nouvelle langue quand je suis à l'étranger, écrire, l'humour noir et les mauvais jeux de mots en général, le Nutella (oh oui!), le bon vin, le cinéma, Cary Grant, Lino Ventura et Jean Louis Trintignant, les vieux feuilletons radiophoniques et les terrasses. Y'a plus qu'à savoir si j'aime blogger.

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