Par Monique Chemillier-Gendreau, Professeur émérite à l’Université Paris Diderot
Il est rare d’être soumis à des sentiments aussi contradictoires que ceux
que l’on pouvait ressentir le
11 janvier dernier devant la force de ce qui se produisait dans l’espace
public. Comment ne pas se laisser porter par
l’élan qui entraînait une partie aussi importante de la population devant un événement tragique qui
inspirait indignation et chagrin, mais aussi réunissait la foule dans ces
sentiments ? Mais comment faire taire la
petite voix qui a murmuré dès ce moment et de façon insistante que tout cela
sonnait faux ? Alors il faut bien tenter d’exprimer
le malaise et espérer retrouver ceux
avec lesquels on avait cru à une connivence, mais sur un accord plus subtil,
plus difficile aussi, moins euphorique, plus exigeant.
C’est qu’il n’y avait pas beaucoup d’autocritique dans l’unanimisme de ce
dimanche historique. Toutes les personnalités politiques qui défilaient là,
étaient des partisans convaincus de la démocratie, de la laïcité, de la liberté
d’expression. Ces policiers que l’on applaudissait n’étaient tous que des héros
au service du peuple et de sa sécurité. Ces braves gens qui gonflaient les
cortèges à Paris et ailleurs n’étaient pas suspects de racisme, ni
d’islamophobie. La France était
seulement grande, comme elle l’avait été dans tous les moments forts de son
histoire, en 1789, en 1848, en 1871, en mai 1968.
Analysons le malaise : il était considéré comme une évidence, pendant ces
heures particulières comme depuis dans l’immense majorité des médias, qu’il y a « eux », des monstres qui
pratiquent la terreur et « nous », braves gens qui défendons des valeurs
indiscutables. Or la petite voix qui engendre le malaise ne
nous dit pas cela. Elle nous rappelle que ces monstres sont sortis de nos
flancs, que nous les avons fabriqués. Toutes nos prétendues valeurs sont en
cause à travers le contexte dans
lequel les auteurs de ces actes ont grandi. Cela n’a pas été dit et cela a
manqué.
La liberté est au centre des
évènements. Mais la démangeaison sécuritaire est là et elle menace les
libertés. Comment éviter les
erreurs accumulées par les Etats-Unis après le 11 septembre, alors que l’on a
démontré depuis des années que l’on ne sait faire que de la répression
guerrière ou policière et que la preuve a été établie en plus d’une décennie
que l’on ne vaincra pas le djihadisme par là, bien au contraire ? Pour le
moment, pour rassurer le
peuple, on lui raconte que l’on va dans les prisons isoler les
djihadistes dangereux des autres détenus. Mais on ne parle pas d’aller plus
loin. On a donc oublié les rapports des grandes ONG, ou ceux du contrôleur des prisons ou ceux des commissions
parlementaires qui ont tous décrit une situation générale qui relève de la
barbarie quand ils n’ont pas employé l’expression directement. Comment une
situation de barbarie pourrait-elle ne pas fabriquer des
barbares ? Et pourquoi employer ce
qualificatif à sens unique ? Ni la droite, ni la gauche n’ont modifié la
situation. Elles l’ont aggravée, soumise l’une et l’autre à l’injonction du FN
(contestée par tous les professionnels) en vertu de laquelle, les juges
seraient trop laxistes et qu’il ne faudrait pas faire d’angélisme avec ces gens
dont notre protection exige qu’on les enferme. Mais avant de tomber en
prison, la plupart de ces jeunes hommes issus majoritairement de familles
immigrées vivant en banlieue, ont grandi dans ce qu’on nomme les « quartiers »,
dans un environnement urbain inacceptable, sans perspective de formation, ni d’emploi. Et leur sort, différent de celui des
jeunes de familles qui ne viennent pas de l’immigration, démontre que la
République ne se soucie guère du principe d’égalité. Dès lors, isoler les
djihadistes est à bien courte vue. La prison continuera de donner naissance
à des centaines, des milliers de candidats potentiels au djihadisme. Cela n’a
pas été dit et cela a manqué.
Pour ceux qui ont évité l’expérience carcérale mais qui vivent dans ces banlieues, où est la politique de la ville qui supprimerait ces
ghettos dans lesquels naissent et grandissent la frustration et la haine ?
Qu’a-t-on fait pour éviter la racialisation de la police dénoncée par Didier Fassin (« La
force de l’ordre. Pour une anthropologie de la police des quartiers »,
Le Seuil, Paris, 2011) ? Fait-on semblant de ne pas savoir que
chaque contrôle d’identité arbitraire (au faciès) engendre chez le jeune qui en
est victime et qui doit refreiner son envie de résister,
une blessure qui se transformera en pulsion de violence lorsque l’occasion
viendra ? Le terreau est là. Cela n’a pas été dit et cela a manqué.
Sur les événements eux-mêmes, a-t-on pris soin d’expliquer suffisamment que
le déroulé des faits et la nécessaire protection de la vie des otages ainsi que
celle des forces de l’ordre, avait empêché que l’on essayât de capturer les
auteurs des tueries vivants pour les soumettre à
la justice ?
A-t-on rappelé que la peine de mort a été supprimée dans notre pays, que de
toute façon toute peine doit être l’aboutissement
d’une procédure, que le droit à celle-ci est proclamé par les droits de l’homme
? Notre Ministre de l’Intérieur aurait été bien inspiré de rappeler que
si ces principes n’avaient pas été appliqués, c’est que l’état de nécessité
avait primé, mais qu’il ne s’agissait en aucun cas d’ouvrir la porte à la
vengeance sans procès, à
ces assassinats ciblés dont certaines grandes puissances se sont fait une
spécialité. Il ne l’a pas dit et cela a manqué.
Certes le phénomène est international et
cela a été mis en scène, comme pour se rassurer et se sentir moins
seuls de savoir les autres menacés avec nous. Mais, faisant défiler ensemble
le président palestinien et le premier ministre d’Israël, croit-on avoir zappé
le conflit qui meurtrit le plus profondément les populations arabes dans le monde entier tant elles se sentent humiliées
de la situation dans laquelle la communauté internationale a laissé le peuple
de Palestine au
mépris du droit international qu’elle proclame à tout va ? Par ailleurs les
frilosités dans l’appui, pour ne pas dire l’absence
d’appui aux mouvements qualifiés en 2011 de printemps arabes ont laissé entrevoir nos
connivences profondes avec des dictateurs sanguinaires, celui de Tunisie, mais aussi ceux d’Égypte, de Libye, de Syrie. Rien de cela n’a été rappelé et cela a
manqué.
Et ce n’est pas parce que les médias sont frappés d’amnésie lorsqu’ils
parlent de l’Irak, que
les populations qui ont des liens réels ou symboliques avec le Proche-Orient ont
oublié les 12 années d’embargo, c’est-à-dire de descente en enfer, infligées au
peuple irakien au nom des Nations unies, donc au nôtre, sous prétexte d’armes
de destruction massive introuvables chez son dictateur. Et qu’on ne vienne pas
me soupçonner par cette phrase de je ne sais quel regret de
Saddam Hussein. Il était la peste, mais l’embargo a été le choléra et l’on a
fait chuter le
dictateur en détruisant le pays. La réaction guerrière de l’Amérique après le
11 septembre a contribué, tous les spécialistes le constatent, à la montée du
Djihad dans la région où l’on prétendait avec une arrogance sans limites apporter la
démocratie. Rien de cela n’a été dit et cela a manqué.
Et Nicolas
Sarkozy, conseillé par un de nos philosophes, a tourné en dérision
la « responsabilité de protéger », principe
récemment affirmé par les Nations Unies, en obtenant en son nom un feu vert
pour bombarder la
Libye en compagnie des Anglais et sans grand risque. Et la Libye est tombée
dans le chaos, comme la Somalie auparavant,
pendant que les djihadistes du Sahel se servaient dans les arsenaux libyens désormais
ouverts à tous. Mais Hollande a assuré le service après vente de ce que Nicolas
Sarkozy avait fait. Il a mené au Nord Mali une
opération militaire au profit d’un gouvernement impuissant. Opération d’urgence
et de court terme, elle n’amène aucune solution aux problèmes de fond. Et comme
les mêmes causes produisent les mêmes effets, le retrait français laissera la
situation aussi incertaine qu’elle l’était à l’arrivée de nos troupes. Il est
plus vrai de dire qu’elle s’aggravera car aucune politique n’est entreprise
pour arrêter le
chaos libyen au nord, et l’horreur qui s’étend au Nigéria au sud. Si dans
certains de ces cas, une réponse militaire risque de devenir indispensable,
elle n’aura aucun sens ni aucun résultat si elle n’est pas accompagnée d’une
réponse politique.
Cela n’a pas été dit et cela a manqué.
Enfin, la carence la plus grave a sans doute été l’absence de main tendue
au camp d’en face. Ce camp s’étend au-delà des tueurs. Il comprend tous ceux
qui s’identifient aux auteurs des attentats, à ces « eux » que nous considérons
comme des monstres. Les réactions des écoliers et des lycéens ne peuvent relever d’une
politique grossière de sanction contre l’apologie du terrorisme. Pour séparer ceux
qui sont malheureusement déjà perdus parce qu’engagés trop gravement dans une
spirale de violence irréversible, de tous ceux qui peuvent en revenir ou
qui n’y sont pas déjà tombés, il faut des paroles, des gestes, une politique
d’empathie. Il faut donner du sens au principe de fraternité de la devise
républicaine. Il ne s’agit pas de pardon, lequel comme la vengeance relève du
religieux et non du politique. Il s’agit de continuer de
faire lien, de ne pas s’approprier on ne sait quelle vertu, mais de partager la
dure condition humaine qui est faite du mélange inextricable du bien et du mal.
Le Maire d’Oslo après la tuerie d’Utoya avait déclaré : « Nous punirons le
coupable. La punition sera plus de générosité, plus de tolérance, plus de
démocratie ». C’est sans doute cette parole là que nous n’avons pas entendue
depuis le 7 janvier et qui a le plus manqué.
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http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/02/11/11-janvier-il-a-manque-quelque-chose-ce-jour-la-en-france_4574299_3232.html#HZaUC8T6JKexLSqx.99
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