mardi 3 février 2015

Les nouveaux invisibles


Enquête sur les nouveaux invisibles: les épanouis
LE MONDE | 03.02.2015 à 17h44 • 
Pendant des années, l’Américain David Zweig a été invisible. Pour bien faire son travail, il devait disparaître : « J’étais fact-checkeur [ vérificateur des faits ] pour une revue. Personne ne lit un beau magazine en se disant “dis-donc, les faits ont été vraiment bien vérifiés !” Je ne devenais visible que lor­s­que je commettais une erreur. »
Cette expé­rience lui donne envie de se pencher sur ses semblables, sur lesquels il rédige un livre : InvisiblesThe Power of Anonymous Work in an Age of Relentless Self-Promotion ( Invisibles. Le pouvoir du travail anonyme à l’heure de l’autopromotion perpétuelle, Portfolio Hardcover, 256 pages).

Du technicien des guitares de Radiohead au logisticien qui conçoit la signalisation pour guider les passagers dans un des aéroports les plus fréquentés au monde, David Zweig se concentre sur des personnes très qualifiées, professionnellement indispen­sables, car elles endossent de grandes respon­sabilités, mais inconnues du public.
D’après lui, l’invisibilité peut même devenir un superpouvoir : « La notoriété est une forme de réalisation, mais la seule vraie source d’épanouissement, c’est l’immersion dans le travail. Ce qui est passionnant avec les invisibles, c’est qu’ils atteignent le succès précisément en s’en désintéressant. »
Une attitude antithétique à la culture ambiante
Un point de vue étonnant, d’autant plus à une époque où les réseaux sociaux nous incitent à briller et que le personal branding ( marketing de la personne ) est sur toutes les bouches. La question de la reconnaissance vit un regain d’intérêt, mais il s’agit d’une reconnaissance individualiste. « On ne se satisfait plus d’être un rouage dans un mécanisme qui fonctionne bien. On veut être celui qui fait bien fonctionner le mécanisme. Il y a cinquante ans, travailler chez Renault, faire partie d’un groupe important, suffisait à satisfaire le besoin de ­reconnaissance. Aujourd’hui, on exige de la reconnaissance pour la contribution indivi­duelle, et c’est plus compliqué », explique le sociologue Pierre Boisard.
Générée par de nouveaux modes de rémunération au mérite, et poussée par l’essor des réseaux sociaux, cette course à la reconnaissance individuelle est un trait de l’époque. « Ce besoin de reconnaissance est humain, il n’y a là rien de mal. L’attitude des invisibles est antithétique à la culture ambiante. D’ailleurs, elle suppose une certaine solidité », reconnaît M. Zweig. Car dans beaucoup de cas, l’invisibi­lité est source de souffrance.
Karine Aubry, coach certifiée, accompagne des hauts fonctionnaires de l’administration auxquels les acteurs politiques volent la vedette, à l’Assemblée comme sur les plateaux de télévision. « Le capital de motivation qui les conduit à exercer un métier au service d’une cause est très élevé. Certains sont frustrés de voir que leur travail n’est pas reconnu. Parfois, cette amertume dégénère en questionnement identitaire : ils se demandent si finalement ils servent vraiment à quelque chose. » La coach travaille alors sur les attentes de ses clients : si les invisibles épanouis sont des perles rares, on peut s’en inspirer.
« J’accompagne mes clients dans une forme de renoncement : faire mieux plutôt que faire plus. Nous sommes dans un paradigme de la course vers l’avant, mais ce n’est pas la voie vers l’épanouissement. » Car quand elle devient plus importante que tout le reste, la reconnaissance peut se transformer en piège. « On rentre alors dans un rapport de séduction permanent, et on finit par se plier aux désirs de l’entreprise, on vend n’importe quoi pour faire du chiffre. On accepte au nom de la reconnaissance quelque chose que notre sens moral refuse », explique Christophe Dejours.
Mais le psychiatre spécialisé dans les questions de souffrance au travail est catégorique : « Malgré ces pièges, rien de plus normal que d’attendre de la reconnaissance au travail. Penser pouvoir s’en affranchir est un leurre. Même les invisibles bénéficient d’une certaine forme de reconnaissance, s’ils sont épanouis. »
Bon pour l’ego
« Il faut s’autoriser à reconnaître soi-même la qualité du travail, décrypter les indices qui nous prouvent qu’il a été bien fait. Il faut se rendre compte que la reconnaissance n’est pas forcément verticale, mais vient aussi de ses pairs », suggère Christophe Laval, auteur de Plaidoyer pour la reconnaissance au travail ( VPHR, 2011 ). Pour le sociologue Pierre Boisard, donner trop d’importance à une forme individualiste de reconnaissance est une voie sans issue, d’autant qu’elle prend le pas sur la reconnaissance collective.
Or penser collectif est non seulement bon pour l’ego, mais aussi pour la qualité du travail. «Les personnes les plus utiles sont celles qui stimulent l’émulation interne. Comme dans un orchestre, ce qui fait le succès d’une organisation, ce sont moins les contributions particulières que l’harmonie de l’ensemble », rappelle M. Boisard. Une règle que la hiérarchie devrait toujours avoir à l’esprit, plutôt que se concentrer uniquement sur les personnes qui lèvent la main ou qui parlent le plus fort aux réunions.
C’est ce que suggère David Zweig aux managers et chefs d’entreprise : « Prenez du temps pour vous pencher sur le travail des salariés effacés, ou vous risquez de passer à côté d’éléments exceptionnels. »
(Semestriel Le Monde-Campus, novembre 2014).

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/emploi/article/2015/02/03/enquete-sur-les-nouveaux-invisibles-les-epanouis_4569130_1698637.html#4KevTbZH1sM06jM1.99

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