Enquête sur les nouveaux invisibles: les épanouis
LE MONDE | 03.02.2015 à 17h44 •
Pendant des années, l’Américain David
Zweig a été invisible. Pour bien faire son travail, il
devait disparaître : «
J’étais fact-checkeur [ vérificateur des faits ] pour une
revue. Personne ne lit un beau magazine en se disant “dis-donc, les faits ont
été vraiment bien vérifiés !” Je ne devenais visible que lorsque je
commettais une erreur. »
Cette expérience lui donne envie de
se pencher sur ses semblables,
sur lesquels il rédige un livre : Invisibles. The Power of Anonymous Work in an Age of Relentless
Self-Promotion ( Invisibles. Le pouvoir du travail
anonyme à l’heure de l’autopromotion perpétuelle, Portfolio Hardcover, 256
pages).
Du technicien des guitares de Radiohead au logisticien qui conçoit la
signalisation pour guider les passagers
dans un des aéroports les plus fréquentés au monde,
David Zweig se concentre sur des personnes très qualifiées, professionnellement
indispensables, car elles endossent de grandes responsabilités, mais
inconnues du public.
D’après lui, l’invisibilité peut même devenir un
superpouvoir : « La notoriété est une forme de réalisation, mais la seule
vraie source d’épanouissement, c’est l’immersion dans le travail. Ce qui est
passionnant avec les invisibles, c’est qu’ils atteignent le succès précisément
en s’en désintéressant. »
Une attitude antithétique à la culture ambiante
Un point de vue étonnant, d’autant plus à une époque où les réseaux sociaux nous incitent à briller et que le
personal branding ( marketing de la personne ) est sur toutes les bouches. La
question de la reconnaissance vit un regain d’intérêt, mais il s’agit d’une
reconnaissance individualiste. « On ne se satisfait plus d’être un
rouage dans un mécanisme qui fonctionne bien. On veut être celui qui fait
bien fonctionner le
mécanisme. Il y a cinquante ans, travailler chez Renault,
faire partie d’un groupe important, suffisait à satisfaire le
besoin de reconnaissance. Aujourd’hui, on exige de la reconnaissance pour la
contribution individuelle, et c’est plus compliqué », explique le
sociologue Pierre Boisard.
Générée par de nouveaux modes de rémunération au mérite, et poussée par
l’essor des réseaux sociaux, cette course à la reconnaissance individuelle est
un trait de l’époque. « Ce besoin de reconnaissance est humain, il n’y
a là rien de mal. L’attitude des invisibles est antithétique à la culture
ambiante. D’ailleurs, elle suppose une certaine solidité », reconnaît M.
Zweig. Car dans beaucoup de cas, l’invisibilité est source de souffrance.
Karine Aubry, coach certifiée, accompagne des hauts fonctionnaires de
l’administration auxquels les acteurs politiques volent la vedette, à
l’Assemblée comme sur les plateaux de télévision. « Le capital de
motivation qui les conduit à exercer un métier au
service d’une cause est très élevé. Certains sont frustrés de voir que leur travail
n’est pas reconnu. Parfois, cette amertume dégénère en questionnement
identitaire : ils se demandent si finalement ils servent vraiment à quelque
chose. » La coach travaille alors sur les attentes de ses clients : si
les invisibles épanouis sont des perles rares, on peut s’en inspirer.
« J’accompagne mes clients dans une forme de renoncement : faire mieux
plutôt que faire plus. Nous sommes dans un paradigme de la course vers l’avant,
mais ce n’est pas la voie vers l’épanouissement. » Car quand elle devient
plus importante que tout le reste, la reconnaissance peut se transformer en
piège. « On rentre alors dans un rapport de séduction permanent, et on
finit par se plier aux désirs de
l’entreprise, on vend n’importe quoi pour faire du chiffre. On accepte au nom
de la reconnaissance quelque chose que notre sens moral refuse », explique
Christophe Dejours.
Mais le psychiatre spécialisé dans les questions de souffrance au travail
est catégorique : « Malgré ces pièges, rien de plus normal que
d’attendre de la reconnaissance au travail. Penser pouvoir
s’en affranchir est
un leurre. Même les invisibles bénéficient d’une certaine forme de
reconnaissance, s’ils sont épanouis. »
Bon pour l’ego
« Il faut s’autoriser à reconnaître soi-même
la qualité du travail, décrypter les indices
qui nous prouvent qu’il a été bien fait. Il faut se rendre compte que la
reconnaissance n’est pas forcément verticale, mais vient aussi de ses pairs », suggère Christophe
Laval, auteur de Plaidoyer pour la reconnaissance au travail ( VPHR, 2011 ).
Pour le sociologue Pierre Boisard, donner trop
d’importance à une forme individualiste de reconnaissance est une voie sans
issue, d’autant qu’elle prend le pas sur la reconnaissance collective.
Or penser collectif est
non seulement bon pour l’ego, mais aussi pour la qualité du travail. «Les
personnes les plus utiles sont celles qui stimulent l’émulation interne. Comme
dans un orchestre, ce qui fait le succès d’une organisation, ce sont moins les
contributions particulières que l’harmonie de l’ensemble », rappelle M.
Boisard. Une règle que la hiérarchie devrait toujours avoir à l’esprit,
plutôt que se concentrer uniquement
sur les personnes qui lèvent la main ou qui parlent le plus fort aux réunions.
C’est ce que suggère David Zweig aux managers et chefs d’entreprise : «
Prenez du temps pour vous pencher sur le travail des salariés effacés, ou vous risquez
de passer à côté
d’éléments exceptionnels. »
(Semestriel Le Monde-Campus, novembre 2014).
En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/emploi/article/2015/02/03/enquete-sur-les-nouveaux-invisibles-les-epanouis_4569130_1698637.html#4KevTbZH1sM06jM1.99
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