dimanche 6 septembre 2015

André GORZ, pionnier de l'écologie politique

Dernier article d'André Gorz écrit avant sa mort (extrait)

On a beau accuser la spéculation, les paradis fiscaux, l'opacité et le manque de contrôle de l'industrie financière (en particulier des hedge funds), la menace de dépression, voire d'effondrement qui pèse sur l'économie mondiale n'est pas due au manque de contrôle ; elle est due à l'incapacité du capitalisme de se reproduire. Il ne se perpétue et ne fonctionne que sur des bases fictives de plus en plus précaires. Prétendre redistribuer par voie d'imposition les plus-values fictives des bulles précipiterait cela même que l'industrie financière cherche à éviter : la dévalorisation de masses gigantesque d'actifs financiers et la faillite du système bancaire.
La "restructuration écologique" ne peut qu'aggraver la crise du système. Il est impossible d'éviter une catastrophe climatique sans rompre radicalement avec les méthodes et la logique économique qui y mènent depuis 150 ans. Si on prolonge la tendance actuelle, le PIB mondial sera multiplié par un facteur 3 ou 4 d'ici à l'an 2050. Or selon le rapport du Conseil sur le climat de l'ONU, les émissions de CO2 devront diminuer de 85% jusqu'à cette date pour limiter le réchauffement climatique à 2°C au maximum. Au-delà de 2°, les conséquences seront irréversibles et non maîtrisables.
La décroissance est donc un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d'autres rapports sociaux. En leur absence, l'effondrement ne pourrait être évité qu'à force de restrictions, rationnements, allocations autoritaires de ressources caractéristiques d'une économie de guerre. La sortie du capitalisme aura donc lieu d'une façon ou d'une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme que cette sortie prendra et sur la cadence à laquelle elle va s'opérer.
La forme barbare nous est déjà familière. Elle prévaut dans plusieurs régions d'Afrique, dominées par des chefs de guerre, par le pillage des ruines de la modernité, les massacres et trafics d'êtres humains, sur fond de famine. Les trois Mad Max étaient des récits d'anticipation.
Une forme civilisée de la sortie du capitalisme, en revanche, n'est que très rarement envisagée. L'évocation de la catastrophe climatique qui menace conduit généralement à envisager un nécessaire "changement de mentalité", mais la nature de ce changement, ses conditions de possibilité, les obstacles à écarter semblent défier l'imagination. Envisager une autre économie, d'autres rapports sociaux, d'autres modes et moyens de production et modes de vie passe pour "irréaliste", comme si la société de la marchandise, du salariat et de l'argent était indépassable. En réalité une foule d'indices convergents suggèrent que ce dépassement est déjà amorcé et que les chances d'une sortie civilisée du capitalisme dépendent avant tout de notre capacité à distinguer les tendances et les pratiques qui en annoncent la possibilité.
Le capitalisme doit son expansion et sa domination au pouvoir qu'il a pris en l'espace d'un siècle sur la production et la consommation à la fois. En dépossédant d'abord les ouvriers de leurs moyens de travail et de leurs produits, il s'est assuré progressivement le monopole des moyens de production et la possibilité de subsumer le travail. En spécialisant, divisant et mécanisant le travail dans de grandes installations, il a fait des travailleurs les appendices des mégamachines du capital. Toute appropriation des moyens de production par les producteurs en devenait impossible. En éliminant le pouvoir de ceux-ci sur la nature et la destination des produits, il a assuré au capital le quasi-monopole de l'offre, donc le pouvoir de privilégier dans tous les domaines les productions et les consommations les plus rentables, ainsi que le pouvoir de façonner les goûts et désirs des consommateurs, la manière dont ils allaient satisfaire leurs besoins. C'est ce pouvoir que la révolution informationnelle commence de fissurer.

Ecologica est d'abord le témoignage d'un pionnier de l'écologie politique. Dans l'entretien qui introduit l'ouvrage, Gorz indique qu'il est "devenu écologiste avant la lettre" par la critique du modèle de consommation opulent qui caractérise nos sociétés contemporaines. Le livre de Jean-Paul Sartre,Critique de la raison dialectique, avait aiguisé son "intérêt pour la technocritique" au début des années 60. Mais l'impératif écologique, dit-il, peut aussi bien nous conduire à un "anticapitalisme radical qu'à un pétainisme vert". Tandis que partir de la critique du capitalisme permet de déboucher sur l'écologie politique, "avec son indispensable critique des besoins".
Il rend hommage ici à la deuxième figure qui a marqué l'évolution de sa pensée, Ivan Illich, par sa volonté de réhabiliter la valeur d'usage au détriment de la valeur d'échange. Gorz pense d'ailleurs que la décroissance de l'économie est en marche, mais pour lui, la question est de savoir si elle prendra la forme d'une crise catastrophique ou celle d'un choix de société auto-organisée, au-delà du salariat et des rapports marchands.
L'argent ne fait pas tout. Gorz dit aussi dans Ecologica sa dette théorique envers Jean-Marie Vincent. Celui-ci l'a initié dès 1959 à la lecture des Gründrisse de Karl Marx, sorte de brouillon du Capital où le philosophe allemand développait les fondements de sa critique de l'économie politique. Le retour sur ces textes de Marx avait fini par convaincre Gorz de la nécessité d'instaurer un revenu d'existence, qu'il avait pourtant combattu jusqu'au milieu des années 90. Car pour lui, ce revenu permettrait de voir l'importance des richesses qui ne sont ni de l'argent ni des marchandises.
Enfin, Gorz voyait dans les actions comme celles qui visent à étendre les principes des logiciels libres à l'économie, l'ébauche, au coeur même du capitalisme, d'une autre économie fondée sur la gratuité, inversant le rapport entre production de richesses marchandes et production de richesse humaine. D'où l'importance de ces formes d'insoumission. Notamment celles conduites par ce qu'il appelait (dans ses Adieux au prolétariat, en 1980) "la non-classe des non-travailleurs". Loin d'être des exclus, ceux-ci représentent, pour Gorz, tous ceux qui ne peuvent plus s'identifier à leur travail salarié et qui réclament une vie où les activités autodéterminées sont prépondérantes.Christophe Fourel
Alternatives Economiques n° 268 - avril 2008 

André Gorz, de son vrai nom Gérard Horst, né à Vienne en février 1923, mort le 22 septembre 2007 à Vosnon, est un philosophe et journaliste français.
Personnalité extrêmement discrète, il est l'auteur d'une pensée qui oscille entre philosophie, théorie politique et critique sociale. Disciple de l'existentialisme de Jean-Paul Sartre, il rompt avec celui-ci après 1968, et devient l'un des principaux théoriciens de l'écologie politique. Il est co-fondateur, en 1964 du Nouvel Observateur, sous le pseudonyme de Michel Bosquet, avec Jean Daniel.

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