dimanche 11 janvier 2015

Je suis Charlie, je ne suis pas Charlie...


L’humanité qui résiste aux ténèbres

Je suis Charlie, je ne suis pas Charlie. Je suis Charb, je suis kurde, je suis juif, chrétien, musulman, athée : je suis tout le monde, je suis citoyen du monde. Demain je n’irai pas manifester pour l’« Union sacrée ». Ni pour une « République » qui a trahi ses idéaux et qui doit aujourd'hui les refonder. Demain je manifesterai sans drapeau, pour une autre société, pour un autre monde.
Dans un petit texte paru le 24 octobre 2014 et intitulé « Les kurdes nous défendent tous », Charb, avec une intelligence et des mots qui nous apparaissent aujourd’hui prémonitoires, nous avertissait contre « le gangstérisme le plus barbare ». Il faut lire et relire le texte de Charb :
«Je ne suis pas kurde, je ne connais pas un mot de kurde, je serais incapable de citer un nom d’auteur kurde. La culture kurde m’est totalement étrangère. Ah, si ! il m’est arrivé de manger kurde… Passons. Aujourd’hui, je suis kurde. Je pense kurde, je parle kurde, je chante kurde, je pleure kurde. Les Kurdes assiégés en Syrie ne sont pas des Kurdes, ils sont l’humanité qui  résiste aux ténèbres. Ils défendent leur vie, leur famille, leur pays, mais qu’ils le veuillent ou non, ils représentent le seul rempart contre l’avancée de l’« État islamique ». Ils nous défendent tous, non pas contre un islam fantasmé que ne représentent pas les terroristes de Daech, mais contre le gangstérisme le plus barbare. Comment la prétendue coalition contre les égorgeurs serait-elle crédible, alors que, pour des  raisons différentes, beaucoup de ses membres ont partagé avec eux (et partagent encore pour certains) des intérêts stratégiques, politiques,  économiques ? Contre le cynisme et la mort, aujourd’hui, il y a le peuple kurde. »
Il faudrait apprendre ce texte par cœur et le dire demain dans les rues de France. On pourrait presque remplacer le mot « kurde » par le mot « Charlie », mais on ne le peut pas. La circonstance historique et l’intégrité du texte de Charb doivent être préservées et gardées précieusement dans nos mémoires. Charb et tous ses amis disparus avec lui, auraient certainement aimé que nous n’oubliions pas les terribles oublis de notre mémoire collective, qui est une mémoire terriblement sélective. Derrière et avec les 17 morts de ces trois derniers jours en France, il y a les milliers de vies brisées et emportées par la barbarie et le fanatisme, en Syrie, en Irak, en Afghanistan et dans bien d’autres pays de notre monde. Nous ne pouvons pas l'oublier. Chaque vie humaine est un absolu. La folie tue l’absolu chaque jour en notre monde.
Avec les 17 morts dont nous honorerons demain la mémoire, nous n’oublierons, ni la complexité des causes qui les ont provoquées, ni la responsabilité des politiques qui ont conduit à propager dans notre pays  xénophobie, islamophobie et antisémitisme. La responsabilité des intellectuels, des médias, des femmes et hommes politiques qui redonnent vie aux pires démons de notre histoire et entretiennent les braises de la haine. Demain nous pourrions dire avec Charb, sans trahir, je crois, ni ses convictions, ni sa force d’indignation : « Comment la prétendue « Union sacrée » contre les égorgeurs serait-elle crédible, alors que, pour des  raisons différentes, beaucoup de ses membres ont partagé avec eux (et partagent encore pour certains) des intérêts stratégiques, politiques,  économiques ? ».
Demain, avec Charb, nous honorerons « L’humanité qui résiste aux ténèbres », tous les « Charlie » qui se battent pour inventer un autre monde, dans la pleine conscience d’appartenir à l’humanité, avec la volonté de défendre les Droits humains,d'éveiller les consciences et d’être citoyens du monde. « Charlie » n’est pas récupérable et nous nous battrons pour qu’il ne soit pas récupéré par un parti, une vérité, un pouvoir ou une nation.
Car, que signifie  en définitive « Je suis Charlie », sinon notre appartenance à l’humanité ? « Charlie » est devenu, dans un grand mouvement d’appropriation collective, un nom pour tous les autres noms, un nom pour les sans-nom, un signifiant errant que chacun peut partager, un passage et la chose qui passe, un mot qui vaporise les différences, fait tomber les barrières entre le « même » et « l’autre », un mot qui rassemble et fonde l’espoir d’en finir avec les essences et les identités. « Charlie » est une absence, d’abord le nom d’êtres chers et d’artistes que nous avons perdus. Mais « Charlie » est aussi une présence infinie, celle de toutes les œuvres qui restent, dont nous sommes dépositaires, ces milliers de dessins et de textes qui circulent à travers le monde et qui nous font signe vers un inconnu que nous devons construire ensemble.
"Peuples! écoutez le poète!", écrivait Hugo. « Charlie »  nous dit, avec Fatou Diome : « Laissez danser les plumes à travers le monde ».  « Charlie »  est avec Serge Pey un nom à ajouter « sur la liste des courages / qui rient dans l’espérance ».

Pascal Maillard

PS : Je dédie ce billet à Elie, qui a porté à ma connaissance le texte de Charb.

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