samedi 30 août 2014

Au Kirghizistan, la chevauchée initiatique d'un père et de son fils

LE MONDE |  • Mis à jour le  |

Par http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2014/08/30/la-chevauchee-initiatique_4479131_3216.html

Discours entremêlés, enthousiasme commun, père et fils commentent les photos de voyage qui défilent sur le grand écran du salon. Scène on ne peut plus banale pour qui ne les a vus, en avril, comme chien et chat dans cette même maison de banlieue parisienne. L'adolescent lové dans le canapé marmonnant des « Je m'en fous un peu de tout ». Son géniteur tentant, sans perdre son sang-froid, de l'extirper de cette léthargie un rien agressive. Entre-temps, Renaud et son fils Tom (nous avons choisi de ne pas donner leur nom defamille) ont traversé seuls, à cheval, le Kirghizistan, durant trois mois.

Une idée du père, dont le fils a eu bien du mal à se convaincrequ'elle était formidable. « Je ne voulais pas quitter mes potes. » Au point de menacer de fuguer. Tom, 17 ans, aussi fort en carrure qu'en tempérament, « tournait mal », résume sa mère, chez qui il vit habituellement, dans le Sud-Ouest. Une classe de seconde redoublée. Six mois de première à « jouer les figurants, parce qu'il trouvait tout chiant », admet-il aujourd'hui. Temps gâché à perturberprovoquerchercher la bagarre jusque dans le sport où il excellait auparavant, à s'anesthésierau cannabis dans les fêtes de copains, et même le matin, en partant au lycée. Et encore le soir, seul dans sa chambre…
Ses parents, séparés depuis treize ans, le voient sombrer. Les rendez-vous chez le psychologue n'y changent rien. La psychiatrie pour enfants est débordée, l'assistante sociale impuissante. Il faut, d'évidence, éloigner le jeune homme de son milieu habituel. Mais, comme il n'a jamais eu affaire à lajustice, rien n'est prévu. Alors Renaud décide d'organiser lui-même un séjour de rupture, lointain, avec l'assentiment de son ex-compagne. Chaque fois qu'il parle de son projet autour de lui, il sent combien il suscite l'intérêt. Qu'ils sont nombreux, ces parents démunis face à l'ado volontiers décrit, pour sedédouaner, comme exécrable ! Renaud, lui, s'estime pleinement responsable : « Il n'y a pas que la société, il y a notre éducation. Mon fils va mal mais c'est un gars bien. Il faut juste le mettre sur les rails. »
Il l'emmènera « à l'étranger, dans des conditions un peu difficiles pour couper le contact avec la société deconsommation et retrouver les fondamentaux de la vie ». Trois mois au Kirghizistan, à cheval, sur le dos duquel ils se retrouveront à égalité, aucun des deux n'étant un cavalier émérite. Le jeune quadragénaire est coutumier des voyages au long cours. Ancien du marketing, il a tout arrêté, un beau jour (« Cela n'avait pas de sens »), pour traverser l'Atlantique puis l'Asie centrale, finançant ses échappées belles à coups de rénovations de péniches ou de chantiers en Arabie saoudite« Trop à contresens du courant », disait Tom, au printemps, de ce père qui mange bio et ne veut pas l'emmener voirIntouchables au cinéma« Et trop parti tout le temps en voyage. Je ne le connais pas, en fait, mon père », poursuivait-il, sur un ton de colère rentrée, quoique bientôt exprimée dans le cabinet nancéen de Matthieu Melchiori.
Tom et son père Renaud ont passé trois mois au Kirghizstan.
LE DÉMARRAGE DE L'AVENTURE PÈRE-FILS EST LABORIEUX
Chez cet ancien éducateur spécialisé reconverti dans le soutien parental, par deux fois, père et fils vont crever les abcès qui risquent de « pourrir » le voyage. Tom s'en donne à coeur joie.« Mon père, c'est un con, quand il parle, je sais pas pourquoi, mais ça m'énerve. » Renaud mesure le poids de ses manquements, et apprend à entendre. Tom le sent bien, et finit par l'admettre : ce voyage, il en a besoin. Le démarrage de l'aventure père-fils est pourtant laborieux. Tom, qui a quitté le lycée pour rejoindre son père à Paris, passe ses journées portable à l'oreille plutôt que de s'impliquer dans les préparatifs. Même arrivé à Bichkek, la capitale kirghize, il demeure peu concerné par l'achat des chevaux et des selles au bazar, la confection des sacs, piquets et longes. L'expédition n'est toujours pas la sienne. Elle est « son truc ».
Heureusement pour le moral de Renaud, il y a l'aide d'Hélène et Yann Guillerm, un couple de Français installé depuis quinze ans près de Bichkek, devenu organisateur de treks à cheval. C'est avec Hélène qu'ils passent le premier col à 3 600 mètres. Il fait froid, il neige, les toilettes se réduisent à un trou puant : la première vidéo postée sur Facebook par Tom, qui se filme visage engoncé dans l'anorak, laisse présager le pire.
Mais très vite ils s'éloignent des antennes téléphoniques. Renaud et Tom doivent éviter les villages, trop compliqués avec les chevaux. Trois mois plus tard, c'est un autre garçon et un autre couple père-fils qui, de retour en région parisienne, racontent leur grande traversée du nord au sud du Kirghizistan, de la frontière kazakhe à la frontière chinoise. Les paisibles journées à cheval, au pied des premières montagnes himalayennes, les nuits sous le tipi planté dans les hautes herbes, pour le bonheur des chevaux, et toutes ces familles de bergers qui, étonnées de les voir sans guide, leur ouvrent grande la yourte d'alpage après avoir posé les trois sempiternelles questions : d'où venez-vous ? Où allez-vous ? Combien ont coûté les chevaux ?
Renaud répond avec un peu de russe, Tom avec beaucoup de gestes. Et les voilà conviés à boire le koumis, du lait de jument fermenté. Invités aussi à prendre part au grand jeu d'oulak, version kirghize du bouskachi afghan décrit par Joseph Kessel dans Les Cavaliers, sorte de rugby équestre dont le ballon est une chèvre sans tête destinée au festin. Initiés à la lutte à cheval, au ramassé de pièces au galop, à la chasse au chamois dans la montagne, au relevé de pièges à marmottes dans les vallées herbeuses, à la pêche à cheval par deux cavaliers qui remontent la rivière avec un filet. Ils se font bien quelques frayeurs lorsqu'il n'y a d'autres solutions que de traverser des torrents ou de cheminer en bordure de précipices. Les douches sont nettement plus rares que les disputes, parfois poussées loin, très loin, aux limites de la confrontationphysique. Mais le téléphone satellitaire n'est jamais dégainé, comme c'était envisagé, pour joindre l'éducateur.
« TOUS DEUX ONT LÂCHÉ PRISE »
« A cheval, la journée, se souvient Tom, tu ne parles pas, tu prends du recul, tu te rends compte que c'était con, tu t'engueules toi-même, et tu te dis que tu ne le referas pas. »Voyage initiatique pour l'ado revenu jeune homme de cette épopée kirghize. Ravie, sa mère a l'impression qu'il s'est « passé un truc entre père et fils ». Que « tous deux ont lâché prise ». L'adolescent « Cocotte-Minute » décrit par l'éducateur de Nancy est désormais sereinement allongé de tout son long sur un tapis. Capable, surtout, d'évoquer ses « réactions démesurées » durant ce voyage « pas comme les autres »« J'ai découvert des gens qui n'ont pas trop de sous et j'ai vécu comme eux, ça change tout. Quand je vois ma vie de luxepar rapport à celle des enfants là-bas… A 9 ans, les garçons s'occupent tout seuls des chevaux dans la montagne. »
Impressionné par le respect que les jeunes montraient aux parents et grands-parents, le petit Français a joué le fils docile, sous les yourtes. Il a aussi arrêté le cannabis, son père évitant soigneusement les lacs qui en sont bordés. Au retour, il a averti les copains du Sud-Ouest, et commencé à faire le tri des contacts sur son smartphone. « La fumette, c'est fini. J'étais devenu un légume, j'avais plus le cerveau ouvert. Maintenant, je sais qu'il y a plein de choses à faire dans la vie. Je ne vois plus seulement l'amusement. Je vois aussi l'après. »
Car il y a enfin un « après » qui intéresse celui qui, en avril, lançait « Je ne sais pas où je vais ». Durant le périple, Tom n'a jamais rechigné à se lever pour nourrir les chèvres ou partir au grand galop rechercher, des heures durant, des chevaux échappés dans la montagne – au point d'inquiéter son père, ce qui n'était évidemment pas pour lui déplaire.
SEUL TOM A SU GAGNER CETTE CONFIANCE
C'est grâce aux animaux qu'il a finalement pris le voyage à son compte. Grâce à Django, surtout, son cheval, avec lequel s'est tissée une relation bien particulière. A qui veut la voir, il montre une vidéo de plusieurs minutes du cheval, la tête sur son épaule, les yeux fermés, joue contre joue. Et cette autre où l'équidé se laisse aller sous la caresse, étalé au sol, tête au repos. Seul Tom a su gagner cette confiance. Avec ces chevaux qui « ne t'engueulent jamais », il se verrait bientravailler, plus tard. En attendant, lui, qui n'a « plus envie detravailler dans un bureau », est inscrit en première pour un bacsciences et technologies du management et de la gestion dans un lycée privé.

Renaud semble moins serein que Tom. Ce n'est pas tant le coût du voyage (5 000 euros en tout, une fois les chevaux revendus) qui le préoccupe, bien qu'il lui faille vite rattraper les trois mois sans rémunération, que la réadaptation de l'adolescent à son quotidien. Oui, pour le père, le bilan est « positif sur toute la ligne ». Une nouvelle complicité le lie à son fils qui, pour la première fois, l'a interrogé sur ses voyages antérieurs. Sur son enfance, aussi, lors de conversations enfin intimes. Tom a démontré d'étonnantes compétences relationnelles, notamment avec les enfants. Comme l'avait prédit Matthieu Melchiori, cette aventure fabuleuse a aidé l'adolescent à « grandirdevenir acteur de sa propre vie », le père et le fils « à s'apprivoiser l'un l'autre ». Passé la joie deretrouver les copains, supportera-t-il d'être enfermé toute la journée ? Résistera-t-il à la tentation du cannabis ?
En arrêtant les vidéos de son « ami » Django, Tom explique que le cheval est entre de bonnes mains. Il a été revendu à ce couple de Français si bienveillants qui les a accueillis près de Bichkek. Renaud pense alors à haute voix. « Et si tu retournais tout seul leur donner un coup de main bénévole, l'été prochain ? » Un silence. Tom sourit.

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